Pratiques historiennes croisées de la mémoire et expériences de l’histoire dans L’Invention du quotidien (1980) de Michel de Certeau et Le Passé d’une illusion (1995) de François Furet

Abstract
Cet exercice comparatif d’histoire de l’historiographie croise deux livres situés en amont et en aval du moment mémoriel en Occident : L’Invention du quotidien (1980) par Michel de Certeau, Le Passé d’une illusion (1995) par François Furet. En cernant deux utilisations historiennes de la « mémoire » et de ce qui y renvoie, l’auteur cherche moins à définir un inventaire ou des contenus de mémoire, qu’à explorer les opérations courantes effectuées par l’historien afin de faire agir le passé dans le présent des contemporains qu’il étudie. Plutôt que de poser la mémoire comme un « quelque chose » dont il suffirait de dégager les traits, nous esquisserons quelques caractéristiques propres d’un emploi historien de la mémoire, qui relève moins d’une articulation théorique et systématique que d’une sensibilité épistémologique, elle-même solidaire d’un sentiment d’historicité. Éloignés à plusieurs égards, les ouvrages à l’étude portent l’empreinte de leur contemporanéité, au-delà de leurs objets et de leurs démarches propres, au point où l’articulation temporelle faite par l’historien recoupe de façon tenace sa propre expérience de l’histoire. La mémoire, qui n’est pourtant l’objet d’aucun des ouvrages, est constamment sollicitée, soit comme vaste arrière-fond (mémoire collective), soit comme principe explicatif afin de comprendre les actualisations des contemporains, l’emprise de leurs souvenirs et les alchimies qu’ils effectuent entre les pratiques, les passions et les croyances. Séparés par leurs objets, les historiens François Furet et Michel de Certeau se retrouvent en bout de ligne autour du problème de la modernité, renvoyant le comparatiste à son propre jeu et à la distance qu’il a créée ou abolie entre ses « objets » et lui.<br>This comparative exercise in the history of historiography confronts two books situated at the beginning and the end of the moment mémoriel in the West: L’Invention du quotidien (1980) by Michel de Certeau, Le Passé d’une illusion (1995) by François Furet. By identifying two historians’ uses of “memory” and to what they relate, the author tries less to define an inventory or the contents of memory than to explore the current operations practiced by the historian in order to make the past “act” in the present of the contemporaries that he studies. Instead of thinking memory as a “something” for which it would suffice to identify its characteristics, we will outlined a few characteristics defining how historians use memory, a use that consists less of a theoretical and systematical articulation than of a epistemological sensibility which is itself solidary of a feeling of historicity. Distant in many respects to each other, the books are marked by their contemporaneity, beyond their respective objects and approaches, as such that the temporal articulation done by the historian covers tenuously his own experience of history. Memory, though not the object of neither books, is constantly solicited, either as a vast background (collective memory) or as an explicative principle in order to understand the contemporaries’ actualizations, the influence of their memories and the alchemies that they effectuate between their practices, passions and beliefs. Separated by their objects, the historians François Furet and Michel de Certeau find eventually themselves around the problem of modernity, sending back the comparatist to its own game and to the distance that he has created or abolished between his “objects” and him.